Franck bonsoir, merci beaucoup d’avoir accepté cette rencontre, est ce que vous pourriez présenter brièvement votre univers ?
Mon univers, c’est le thriller, ça fait maintenant 20 ans que j’en écris. Une moitié avec des personnages récurrents et une moitié concernant des one shot. J’écris quelques scénarios pour la télévision et des bandes dessinées jeunesse. Je touche un peu à tout avec toujours cette volonté d’écrire des histoires très noires pour les adultes.
Vous n’avez pas toujours été auteur ?
J’ai été ingénieur informatique jusqu’en 2006/2007, pendant environ 10 ans pour une entreprise. J’écrivais depuis le début des années 2000, mais c’est à cette période que j’ai totalement arrêté pour me consacrer à l’écriture, là où j’écrivais avant sur mon temps libre. J’ai eu la chance que mon roman La chambre des morts ait bien marché dès le départ, mais je n’ai pas voulu arrêter tout de suite. C’est quand je me suis rendu compte que les lecteurs étaient au rendez-vous roman après roman que j’ai décidé de prendre le risque. Et je suis aujourd’hui très content de voir que ça continue à fonctionner et de pouvoir continuer à raconter mes histoires.
Comment vous est venue cette envie d’écrire ?
J’ai toujours aimé qu’on me raconte des histoires. Déjà adolescent, j’allais lire des romans et voir des films de cet univers-là. La peur, le frisson, c’était vraiment quelque chose qui m'interpellait et ce mécanisme me fascinait. J’aimais ressentir cette peur plaisir qu’on peut maîtriser à travers les livres et les films. C’est ça qui m’a donné envie d’écrire plus que l’acte d’écrire en lui-même. Ecrire n’est qu’un moyen de raconter une histoire parmi tant d'autres et il se trouve que pour moi, c’était le plus évident. Mais ce n'est pas quelque chose que j’ai toujours voulu. C’est vraiment l’écriture qui est venue à moi, probablement de cette accumulation d’histoire que j’avais lu et du besoin de les faire ressortir. Toujours en cohérence avec cet univers très sombre qui s’est imposé naturellement. Donc je me suis mis face à mon ordinateur et j’ai commencé à écrire. Je ne savais pas comment on écrivait, je n’avais aucun code et, presque naïvement, ce premier roman à vu le jour. Mais encore aujourd’hui, je me dis que je continue à apprendre. Comme tous les métiers, écrivain, c’est un métier d’évolution. Via le retour des lecteurs notamment, qui me permet de continuer à apprendre à mettre en place une histoire
Comment ça s’est passé pour les premières maisons d’édition. A vos débuts, il y avait sûrement moins d’auteurs, moins de maisons d’édition aussi. Vous avez envoyé vos manuscrits à plusieurs maisons d’édition ou vous avez ciblés?
Je les ai envoyés de manière sauvage. Mais par contre, il y a toujours eu plein d’auteurs. Déjà à l’époque, je me disais qu’il y avait beaucoup d'auteurs. Mais je dirais que le monde du polar fonctionne par vague. Par exemple, quand j’ai commencé, on était dans un monde de littérature très anglo-saxonne. On lisait beaucoup de romans de tueurs en série américains, ou français qui se passaient loin de chez nous. Côté édition, je n’y connaissais rien et ce n’était pas mon milieu. Mais j’avais trouvé un livre qui recensait les maisons d’édition et les genres qu’elles publiaient. J’ai filtré et j’ai démarché de cette façon. J’ai envoyé mon manuscrit aux plus grands, avec l’espoir, comme tout nouvel auteur, de me faire éditer par une grande maison d’édition. A cette époque, ça coûtait du temps et de l’argent. Il fallait attendre la réponse, mais surtout payer pour imprimer et envoyer le manuscrit, mais aussi pour le récupérer. Évidemment, j’ai eu beaucoup de refus, et très peu qui justifiait. On savait que le manuscrit n’était pas retenu, mais on ne savait pas ce qui n’allait pas justement. Alors vague par vague, j’ai avancé comme ça, et je me suis retrouvé chez des éditeurs de plus en plus petits mais qui gagnaient en sensibilité, car il y avait une volonté de découverte. C’était très compliqué au début, mais mon premier roman, Conscience animale, introuvable aujourd’hui a été édité par la plus petite maison d’édition de l’époque, tenue par un homme qui était tout seul et qui faisait principalement de l’édition numérique et de l’impression sur demande. C’est comme ça que j’ai commencé, avec très peu de lecteurs. Pour Train d’enfer, le parcours a recommencé puisqu’il m’a suggéré de chercher un plus gros éditeur, qui a été La vie du rail. Et je l’ai recommencé une seconde fois avec La chambre des morts qui, lui, m’a permis de trouver le bon éditeur et de démarrer vraiment. Mais hier comme aujourd’hui, le monde de l’édition n’est pas simple et est un parcours du combattant. Il y a énormément de publications pour des places déjà prises. La seule façon de réussir, c’est de parvenir à intéresser des gens.
Il faut persévérer en fait.
Exactement. Il faut persévérer dans sa recherche et surtout ne pas s’arrêter d’écrire.
Il y a presque quelque chose d’encourageant à entendre Franck Thilliez parler de difficultés. Car on a reçu quelques auteurs assez connus pour qui ça s’est fait de manière assez simple.
De mon côté, non, c’était assez compliqué. Mais pour parler de difficultés d’auteurs, ça a été compliqué aussi pour Stephen King. A un point tel qu’il a failli arrêter d’écrire. Personne ne voulait de ses livres. Mais quand il a soumis Carrie, un éditeur a bien voulu le publier et on voit ce que ça a donné derrière. Il y a des auteurs, comme Bernard Minier par exemple, qui ont eu de la chance dès le départ. Glacé a été un succès très rapidement. Mais ça vient aussi du fait que son premier roman était un roman déjà mûr, avec une écriture que d’autres auteurs mettront déjà un certain temps à acquérir. Glacé aurait pu être son deuxième, dixième ou vingtième roman. Donc quand un éditeur tombe sur un texte pareil, forcément, il cherche à le publier. Mais le milieu de l’édition, ça peut aussi se jouer par un pari sur l’avenir. C'est-à-dire que vous pouvez vous retrouvez face à un manuscrit moyen, mais qui a déjà un univers et un style qui ne demande qu’à mûrir et à s’améliorer. Et un éditeur peut choisir de vous publier pour cette raison. A ses yeux, il ne publie pas un livre, mais un auteur qui monte et développe son propre univers.
Aujourd’hui, vous êtes publié chez Fleuve.
Et j’y suis bien, c’est une maison avec laquelle je travaille depuis 2010 et c’est vraiment la bonne maison. Avant d’y arriver, je pouvais aller dans n’importe quelle grande maison, mais ce n’était pas quelque chose qui m’intéressait parce que dans une grosse maison d’édition, on devient un auteur parmi tant d’autres auteurs, dont certains qui vendent plus que vous. Fleuve ont eu cet avantage d’avoir la structure d’une grosse maison, tout en restant à taille humaine. Et leur politique, c’est une politique d’auteur. C'est-à-dire qu’ils veulent un auteur plus qu’un texte. Ils ont vraiment la volonté d’un travail commun et c’est ce qui me convient aujourd’hui. Ils me soutiennent et poussent mes livres quand moi, je ne pense pas être prétentieux en disant que je suis un gros vendeur. Donc il y a une réelle collaboration où chacun est bénéfique pour l’autre.
Ils participent aussi à la correction de vos écrits ?
Oui, et c’est à la fois un gros travail et une étape nécessaire. C’est ce qui va permettre de crédibiliser l’ensemble et de faire en sorte que l’histoire soit la plus efficace possible. Après, cette étape est plus ou moins longue selon les auteurs. A titre personnel, je sais que dans mes intrigues, la structure et la logique sont là, mais des fois, et notamment parce que je fais énormément de recherches, je décris trop les choses et je m’étale sur les choses que je trouve extraordinaires. Et c’est là que mon éditrice me dit que c’est intéressant, mais qu’on perd un peu le fil, que tel personnage est un peu noyé dans la masse… L’éditeur est chargé de trouver ce juste équilibre et de diriger les éventuels changements à l’auteur. Mais c’est cette étape qui permet au lecteur d’être transporté.
Tout en sachant qu’on ne voit jamais tout quand même.
Non, évidemment. Un lecteur qui, par exemple, est policier, verra des erreurs ou des détails qui ne sont pas du tout la réalité, mais dont on ne peut pas réellement savoir. Je peux prendre l’exemple de l’auteur qui écrit “Il appuya sur la gâchette”. On voit toujours ça, et moi-même, je le mettais dans mes romans au début. Jusqu’à ce qu’un policier me dise que la gâchette, en réalité, c’est tout le système à l’intérieur du pistolet. Le vrai nom de ce qu’on imagine, c’est la queue de détente. C’est précisément ce genre de détail qu’on ne peut pas cibler. 99,9% des gens vont passer à côté et continuer à lire, mais un professionnel va voir et faire remonter cette petite erreur. Et j’aime beaucoup la bienveillance avec laquelle c’est fait parce que ça nous permet, derrière, de sans cesse écrire des romans toujours plus crédibles. Et j’aime faire attention à ce que je raconte, donc j’essaie vraiment d’être le plus précis possible.
Vous avez donc un énorme travail de recherche en amont ?
C’est une partie de l’écriture. En moyenne j’écris un livre par an, la partie consacrée à la recherche me prend en moyenne 4 à 5 mois. Quasiment un semestre à enchaîner les lectures, les rencontres avec des professionnels… Pour La faille, j'ai rencontré un responsable d’éthique dans un hôpital, c'est-à-dire celui qui prend les décisions importantes, parfois liées à la fin de vie. Mais les recherches ne servent pas seulement qu’à étoffer l’histoire, elles servent aussi, en tout cas dans mon cas, à la créer. C’est-à-dire que ça peut permettre la création de chapitres, l’apparition de rencontres, des destinations où vont aller mes personnages… Et ces chapitres-là vont orienter mes questions et peut-être amener d’autres recherches. Mon écriture s’auto-alimente, en fait.
Donc il n’y a pas un moment où vous vous dites : “c’est bon, j’ai tout ce qu’il me faut, je me lance”?
En fait, toutes mes recherches sont faites avant l’écriture. Je les compile dans des fiches sur l’ordinateur et une fois la structure globale, je me lance. Mais pendant la phase d’écriture, il y a ce que j’appelle des “micro-recherches” en permanence. Par exemple, vos deux personnages vont interroger un réanimateur, vous savez quel est son rôle, tant dans l’enquête que dans son métier, mais une fois l’écriture de la scène commencée, les petits détails manquent. Par exemple, comment est organisé un étage de réanimation ? Ou comment parle ce type de médecin ? Quel jargon il utilise ? C’est là qu'interviennent les micro-recherches. Celles qui vont ajouter de la crédibilité à cette scène. Donc quand je parle de phase d’écriture, ce n'est pas de l’écriture intensive toute la journée. C’est parfois écrire trois lignes et se dire “tiens, il me manque tel élément”. Et parfois c’est du détail si gros qu’on ne le voit pas. Par exemple, deux personnages qui relient Lille à Marseille en une heure, ça ne passe pas. Donc on va aller chercher les durées de voyage. En phase d’écriture, ce sont donc davantage des recherches de détails.
Et une fois l’écriture commencée, vous savez vraiment où vous allez de A à Z ou vous laissez une marge de manœuvre au cas où ?
Les deux. Je connais les grandes étapes. J’ai le début et une assez bonne idée des intrigues secondaires qui vont venir s’entremêler. Concernant la fin, j’ai une idée. Je n’ai pas tous les détails, mais j’ai l’objectif de mon criminel. Je ne sais pas comment ça va se passer, mais je sais pourquoi et quelles révélations je dois avoir. Je sais qu’il y aura une confrontation et comment elle va amener les réponses que je veux amener. Par contre, je ne sais pas comment elle va arriver ni ce qui va la déclencher. Mais j’essaie toujours d’en faire une scène forte, au moins autant que celle du début. Finalement, c’est un peu la récompense du lecteur et l’apothéose du récit.
D’ailleurs, en termes de recherche, est ce que c’est plus simple maintenant que vous êtes connu ? On pense notamment à vos débuts, comme par exemple pour La chambre des morts, qui est très porté sur la taxidermie. A cette époque, vous alliez toquer aux portes et on vous accueillait ou le processus était beaucoup plus compliqué ?
A cette époque, je ne connaissais personne et je n’avais aucune connaissance dans le milieu policier. J’y suis beaucoup allé à la débrouille, avec les lectures que j’avais faite, les séries que j’avais vues… Et ça a donné des erreurs presque grossières. La première, c’est dans le tout premier roman, si on enlève Conscience animale qui est à part. En fait, quand j’ai créé le personnage de Franck Sharko, j’en ai fait un commissaire. Et en fait, le commissaire fait tout l’inverse. Il ne mènera jamais une enquête tout seul, il ne défoncera aucune porte. Déjà un simple policier ne fait pas ça. Un commissaire reste au bureau à diriger une équipe. Il peut arriver qu’il se déplace sur une grosse scène de crime, mais majoritairement, commissaire, c’est un gradé de bureau. Mais on en revient à ce que je disais plus haut. Pour les gens, commissaire, c’était commissaire Maigret, donc ça marchait. Et l’histoire qu’on racontait a pris le dessus. Pour Train d’enfer pour ange rouge, il y avait beaucoup d'erreurs et d'approximations qui passaient. Une autre technique que j’ai utilisée quand j’étais vraiment bloqué, c’est celle du détournement. Si je voulais raconter quelque chose, mais que je n’avais pas l’info cruciale qu’il fallait pour la crédibilité, je passais par un autre chemin. Mais en termes d’écriture, Train d’enfer et La chambre des morts, c’était une période où on parlait énormément de tueur de série, avec des intrigues qui se passaient beaucoup aux USA. Je me sentais incapable de faire ça alors j’ai tenté d’écrire mon histoire sur ce que je connaissais. C'est-à-dire, le Nord.
Mais du coup, ça a marché.
C’est là que j’ai eu de la chance et qui a fait que le livre a rencontré son succès. On avait un livre écrit à l’américaine, des chapitres courts, des retournements de situation… Mais avec des gens de chez nous, à qui on pouvait s’identifier. Et encore aujourd’hui, le régional fonctionne bien. Mais pour en revenir aux recherches, c’est vraiment à partir du quatrième, La mémoire fantôme que j’ai commencé à rencontrer des gens. J’ai appelé un médecin spécialisé dans la mémoire, je suis tombé sur sa secrétaire qui m’a donné un rendez-vous et j’ai pu aller poser mes questions comme si j’étais venu consulter. Et c’est là que j’ai compris aussi que ça marchait d’aller simplement parler avec les gens. D’abord, parce qu’ils aiment parler de leur métier et puis qu’ils sont aussi intéressés par le processus d’écriture. Ce n’est pas rare que ce qui devait être une forme d’interrogatoire de recherches deviennent vraiment un échange.
La faille vient de sortir, c’est le treizième roman du duo Sharko/Hennebelle?
J’avouerai que j’ai perdu le compte exact, mais oui, ça doit être ça. En fait ils ont deux romans chacun, train d’enfer et deuil de miel pour Sharko, La chambres des morts et La mémoire fantôme pour Hennebelle. Ils se rencontrent dans Le syndrome E et depuis, ils mènent des enquêtes communes en vieillissant en même temps que nous. C’est un peu leur caractéristique et ce qui fait que les gens les attendent. Ce sont un peu les retrouvailles avec des connaissances. Et puis j’ai aussi cette envie de les bousculer un peu, de les mettre en difficulté. Ils n’ont pas un destin facile, mais c’est ce qu’ils sont.
Et comment vous choisissez entre one shot et saga ? Qu’est-ce qui fait que vous vous dites que “cette année, c’est un Sharko/Hennebelle”?
J’essaie de tenir des fois à une alternance parce qu’au niveau des idées, ça fonctionne bien pour moi. Quand je termine un récit du duo, je les laisse de côté et je vais chercher une autre histoire à raconter. D’ailleurs, plus les années avancent et plus je trouve que c’est compliqué de trouver la bonne histoire. J’ai déjà écrit sur beaucoup de sujets qui me plaisent et sur lesquels je ne peux pas revenir. Et je dois pourtant trouver de nouveaux sujets, de nouvelles façons de raconter les histoires. C’est toujours une période compliquée, cette recherche d'idées. Il n’y a pas de recette, pas de méthodes. Je lis le journal, je parle à des policiers pour savoir comment évolue la criminalité… Pour la trilogie de Caleb Traskman, on m’a demandé si j’avais prévu l’ensemble de l’histoire, et en fait non. C’est quelque chose qui est venu au fil du temps. J’ai écrit Le manuscrit inachevé, j’ai poursuivi sur un Sharko et après, je me suis demandé sur quoi je pouvais repartir. Et là est venue cette idée de réutiliser le petit détail du manuscrit trouvé dans le grenier, pour en faire une connexion avec autre chose. C’est comme ça qu’est né Il était deux fois. Mais je n’avais pas non plus l’idée de Labyrinthes à ce moment-là. Et là encore, c’est le détail des douze années d’amnésie du personnage qui a donné naissance à une troisième histoire. Au final, on se retrouve avec une trilogie qui n’en est pas vraiment une parce qu’il n’y a pas de notion de temporalité. C’est plutôt un triptyque de point de vue. Mais chaque récit s’imbrique et épouse presque parfaitement les deux autres comme si on éclairait une pyramide. Mais on peut lire dans l’ordre qu’on veut, ça fonctionne.
Vous l’aviez un peu écrit comme un jeu de piste, cette série.
C’est vrai que c’était un peu l’esprit. Mes envies d'écriture s’étaient un peu rapprochées de celles de Rêver où j’avais mélangé les chapitres. Quand on écrit un roman, j’ai envie de dire qu’on ne réfléchit pas. On déroule son histoire. Mais quand j’ai écrit Le manuscrit inachevé, les lecteurs ont commencé à se poser des questions sur la fin, dont on n'avait pas forcément les réponses. Même moi. Et c’est aussi une des raisons, avec le recul, pour laquelle j’ai écrit Il était deux fois. Pour donner ces réponses-là.
C’est assez rare, quand même, ce concept dans lequel l’auteur joue avec son lecteur.
C’est assez rare parce que c’est compliqué à mettre en place. Il faut garder l’aspect roman, mais aussi jouer avec cette mise en abîme, ce jeu avec le lecteur. J’aime bien essayer de le faire parce que ça sort de la linéarité qu’on attend. C’est comme si on se mettait à déstructurer ce qu’on connaissait. Les lecteurs ont alors quelque chose de nouveau entre les mains, qui intrigue et qui marque, du coup.
Mais on sent que vous êtes un peu joueur quand même, au fil de vos romans. Dans votre recueil de nouvelles, il y a celle où vous supprimez une lettre à chaque fois.
Je m’étais bien amusé avec celle-là, et c’était possible parce qu’une nouvelle, c’est court. Il faut savoir qu’il existe un mouvement littéraire qui s’appelle l’Oulipo, qui guide l’écriture à travers différentes contraintes, par défi. Comme George Perrec l’a fait avec La disparition, où il écrit un roman complet sans la lettre E. Hervé Letellier fait également partie de ce mouvement. Dans Le manuscrit inachevé, je mets en évidence les palindromes, quand ils essaient d’écrire le plus long possible. Je ne sais pas si on peut se rendre compte de la difficulté de l’exercice. Le plus fait plus de mille lettres. Le moindre changement, et ça ne fonctionne plus. Et dans ma nouvelle, j’enlève les lettres du mot COMA. Autant au début, ça allait, quand j’ai retiré le C. Le O et le M, ça a complexifié, mais c’était encore faisable. Mais le A, écrire sans C, O, M et A, ça a été un enfer. Prononcer n'importe quelle phrase et vous verrez qu’il y a presque forcément l’une de ces quatre lettres.
C’est un peu comme le manuscrit inachevé, où on pourrait se dire qu’il n’y a pas la résolution parce que la solution est cachée dans la dernière page.
Dans Le manuscrit inachevé, j’ai cédé à mon envie de faire une fin ouverte. Il y a l’affrontement entre le bon et le méchant à l’issue duquel je ne donne pas le nom du survivant. En soi, c’est une fin ouverte parce que je me suis dit que quel que soit celui qui survit, sa vie sera chamboulée. Si c’est le méchant, il va avoir tellement de problème qu’il ne s’en sortira pas et si c’est le gentil, au terme de tout ce qu’il a vécu, ce sera très compliqué pour ce personnage aussi. Donc je ne donne pas le nom et je laisse le lecteur choisir lequel des deux personnages il aurait voulu voir survivre. Souvent, on préfère le gentil parce que c’est la note d’espoir, mais je me suis rendu compte que ça avait généré une frustration parce que les lecteurs ne retenaient que cette fin ouverte, en se demandant pourquoi je n’avais pas donné de nom alors qu’il suffisait d’une phrase. Personne n’avait prêté attention à la dernière et, à raison, parce que rien ne disait qu’on était censé le faire. Alors, c’est vrai, c’était amusant, mais ça m’a surtout appris que le lecteur s’attendait à avoir toutes les réponses. C’est très subtil de laisser quelque chose d’ouvert. Pourtant, si c’était à refaire, je le referais pareil, car passé le moment où on se demande ce qu’est cette fin pourrie, on apprend des autres, on se rend compte que l’auteur nous a bien eu et ça fait cet effet kiss-cool.
Est ce que ça ne viendrait pas du fait qu’on ne soit pas habitué à aller aussi loin pour chercher une solution, sachant qu’on a davantage l’habitude de nous les donner ?
Il y a un peu de ça. Je ne sais lesquels d’entre vous ont lu Vertige. Et parmi eux, combien ont vu la fin ? C’est basé sur le même principe. L’histoire, ce sont trois personnages qui ne se connaissent pas qui se retrouvent enfermé au fond d’un gouffre. Et à la fin, on ne sait pas vraiment si c’est la réalité, si c’est une manifestation de la folie… Les lecteurs se font une hypothèse, mais j’ai ajouté une phrase quelque part, qui renverse cette hypothèse. Et je m’attendais à ce que 95% des gens ne voient pas cette phrase et voient leur hypothèse fonctionner. Pourtant, il y a cette phrase, liée à une photo, qui retourne le récit et qui donne la version totalement opposée. Et je trouvais ça génial parce que le livre continuait à vivre à mesure que le temps et les lecteurs passaient.
En parlant de vivre, on avait une question dans le groupe. Qu’est ce qu’il vous a fait, Nicolas ? Il y en a un quelque part qui vous a fait si mal que ça ?
Effectivement, Nicolas a un destin compliqué (rire.) Il y a un drame qui le touche de très près et je me suis senti obligé de mettre une note à la fin pour justifier parce que je savais que ça allait déclencher des réactions. Nicolas, c’est un personnage qui prend pas mal de place dans les romans, mais en même temps, le sujet dont je parle dans le livre, j’ai voulu qu’il touche au plus proche l’équipe pour que le lecteur soit impacté. Quand j’y ai réfléchi, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas beaucoup de solutions. Si ça avait été une victime anonyme, ça n’aurait pas eu le même impact. Toucher Lucie ou Sharko, ça n’aurait pas marché aussi fort. Là, on est face à une situation qui va encore plus les impacter. Mais cette fois, je pense que sur son plan personnel, je vais le laisser tranquille.
A un moment, on se demanderait presque s’il va être dans le prochain. D’une façon ou d’une autre.
Je ne sais pas. Je ne peux rien dire. J’ai fini celui-là, je ne sais pas du tout ce que je vais raconter dans le prochain. Je me poserai des questions quand je rentrerai dans le processus d’écriture du prochain Sharko. Je sais que certains auteurs aiment avoir des plans sur ce qui va arriver à leurs personnages, moi non. Je ne sais pas du tout où je vais.
Pas de fin prévue pour Sharko et Hennebelle alors. Vous vous êtes déjà dit qu’un jour, ce serait fini pour ce duo de personnages ?
Encore une fois, pas du tout. Tout comme les lecteurs, ce sont des personnages que j’aime retrouver, avec lesquels j’aime me plonger dans des enquêtes. C’est sûr, Sharko vieillit, mais autour de lui, il reste Lucie qui est plus jeune, ou Nicolas. Il reste également la possibilité de ramener de nouveaux personnages dans l’équipe… Mais ils peuvent toujours être présents dans l’environnement. Dans Sharko et La faille, j’avais cette envie de lui redonner une deuxième forme de jeunesse. Que vous retrouviez le Sharko à l’ancienne des premiers romans qui brouille un peu les frontières et à cette fougue quitte à se détruire le cœur dans une poursuite. Mais non, je n’ai aucune idée de comment ça va se terminer pour ces deux personnages.
On est, de toute façon, toujours content de les retrouver.
Oui, voilà. Après, c’est vrai qu’on a aussi cette responsabilité de l’auteur, vis à vis des lecteurs qui aiment son personnage, qui nous force à faire attention à ce qu’on leur fait. Et on peut citer en exemple Arthur Conan Doyle, à l’époque où il a tué Sherlock Holmes. Il y a un vrai attachement des lecteurs à des personnages de papier, et il faut garder ça en tête.
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Merci à tous pour votre soutien pour avoir pris le temps de nous lire.
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